La pandémie actuelle a déjà mis en question les frontières entre sciences et communauté académique, états et organisme internationaux, travail et vie privée pour n’en citer que les plus évidents. Le concept de la « négociation épistémologique » est une contribution à l’avancement du dialogue scientifique sur le coronavirus, une devinette.
Le contexte
Bien que la tentation d’un bilan précoce sur la pandémie est grande, nous traversons une expérience planétaire singulière qui ne peut actuellement ni être ignorée ni être résolue de façon définitive. Malgré la fermeture des frontières et les restrictions aux déplacements, dans les cafés du Web qui restent ouverts on discute les nouvelles de façon plus ou moins rigoureuse. Au niveau international, des agendas de recherche ont été complètement bouleversés, des chercheurs orientent leur recherches de façon exclusive sur le coronavirus, des diplomates guérissent les blessures de la première phase de la pandémie, des entreprises profitent, d’autres perdent… C’est comme si la planète entière a compté les jours un par un. Durant cette phase, bon nombre entre nous a continué sa routine emporté par l’inertie, d’autres ont saisi l’opportunité de diverger de cette routine, plusieurs n’ont pas compris grande chose, beaucoup sont morts.
Certes, sous conditions normales, les aspects divers de la pandémie seraient gérés par l’Organisation Mondiale de la Santé. Pourtant, il est clair que les hostilités qui y ont pris lieu ont compromis le dialogue scientifique et politique, ainsi révélant les limites de cette organisation, du moins dans sa forme antérieure à la crise. Au delà des conflits entre des pays différents qui ont fait surface, les conditions contemporaines – telles que le droit des patients ainsi que ceux qui risquent d’être contaminés au savoir – forment un cadre assez différent de celui qui a constitué l’OMS. Du surcroît, il faut pas oublié que plusieurs aspects de la maladie COVID 19 restent à ce jour inconnus. Il s’agit des paramètres qui n’existaient pas avant la crise, du moins non pas à ce degré. De ce point de vue, la crise de l’OMS lui-même ne doit pas nous surprendre. Pourtant malgré cette crise, un naufrage de cette organisation aurait pu conduire à des conséquences bien plus douloureuses au niveau international.
En parallèle, le nouveau cadre qui fut constitué en tant que réponse à la crise sanitaire fait aussi parti problème. Dans des conditions actuelles, la rêverie, la réflexion, la pensée ressemblent à des défis. Bien que ces conditions mettent en cause la liberté d’expression, il vaut mieux éviter le confort du cynisme et du pessimisme. Néanmoins, on peut se mettre d’accord que les images des animaux sauvages qui se promenaient dans des villes du monde sous quarantaine furent bien mignonnes. Quoi qu’il en soit, on est obligés aujourd’hui de repenser ces nouvelles conditions malgré tout.
La négociation épistémologique et le Cerberus contemporain
Dans un tel cadre, il me semble que la négociation épistémologique constitue une condition nécessaire pour reprendre un parcours commun aux niveaux national et international à la fois. Selon un dicton grec « il n’y a rien de plus permanent que le provisoire » et donc on doit utiliser ce concept avec attention. Dans le débat sur le coronavirus, tout nouveau mot peut être enregistré dans une nouvelle doctrine – dans le sens de Foucault – comme cela fut d’ailleurs le cas auparavant avec les critères quantitatifs pour l’évaluation de la recherche académique (Katz). Let it be. D’un point de vue cosmopolite (Bozeman) il semble que la négociation épistémologique constitue aujourd’hui le meilleur moyen pour la transition d’un régime à un autre (e.g. d’une pays à un autre), ainsi qu’une façon à constituer un dialogue entre des approches différentes afin de faire face à cette crise. Il se peut que de cette façon nous arriverons à éviter les trois têtes du Cerberus contemporain : la métaphysique, le relativisme et les théories de conspiration.
Dans l’ouvrage collectif que nous avons édité avec Annie Gentès, « L’aventure épistémologique contemporaine » (Kimé, 2019) nous avons abordé les dimensions d’une aventure. Pourtant, je trouve que l’idée d’Anne-Françoise Schmid de la « démocratie des sciences », autour de laquelle se structure l’ouvrage, n’est possible que pour des périodes courtes et sous des conditions non conflictuelles. Du surcroît, je ne pense pas qu’elle soit possible à l’échelle d’une masse caractérisée par « la légèreté insupportable du copy+paste », pour ainsi reprendre ce que disait un ami sur Facebook. Cela dit, cette discussion ouverte en 2014 dans une conférence à l’École des Mines peut être davantage utile aujourd’hui.
La contribution de Franck Varenne dans cet ouvrage a mis en avant l’idée d’une épistémologie « en temps réel ». Même si à l’époque j’avais trouvé cette idée intéressante, dans le contexte actuel il me semble créer plus de problèmes qu’elle ne résolut. Il n’est pas encore le moment pour un bilan de l’action de la communauté académique en France avant et après le confinement. Cela dit, je trouve qu’une telle épistémologie en combinaison avec les défis du terrain n’arrive pas à éviter le Cerberus contemporain. Dans la « guerre contre le coronavirus » (Em. Macron) la condition d’un « milieu intime » (Chrysos), nécessaire pour l’existence d’une telle épistémologie, est également mise en question. L’épistémologie est subordonnée à l’état d’esprit des « think tanks » et la logique des arènes, même si cela signifie la perte de la guerre autoproclamée. J’espère que nous allons progressivement se mettre à penser la « paix contre le coronavirus » ou mieux la « paix avec le coronavirus ».
Néanmoins, la négociation épistémologie n’est pas non plus un « melting pot » où tout peut être mélangé. Elle est opposée à la mentalité du naufrage, i.e. l’hypothèse qu’un chemin commun n’est plus possible. Selon Castoriadis, l’institution d’une société est d’abord imaginaire. Dans la mesure où des leaders partagent l’imaginaire du naufrage, ils/elles contribuent activement à sa matérialisation. Même si la responsabilité est partagée parmi nous tous, il serait abusif d’affirmer qu’on en porte tous une partie égale. La première phase de la pandémie a révélé à nouveau le manque de solidarité au niveau européenne, laissant émerger de nouveau des inquiétudes sur un avenir en commun.
De plus, il reste encore à trouver une façon démocratique à communiquer au niveau épistémologique avec le grand public. Aujourd’hui, il n’existe pas de méthode idéale pour un dialogue public directe et en temps réel sur les enjeux liées au coronavirus. Dans mon ouvrage « Les Développeurs » (FYP, 2015) j’ai élaboré avec l’aide de l’éditeur un style qui permettrait une telle communication. Or, ceci n’est pas suffisant non plus. La négociation épistémologie, surtout quand elle prend lieu en public, constitue une devinette à des réponses multiples – vraies ou fausses.
La pandémie a révélé une crise contemporaine de gouvernance. La conception d’une sortie commune de cette crise reste un défi ouvert. La devinette de la négociation épistémologie et ses réponses multiples sont préférables à un naufrage.
Espérons que le soleil d’été nous illuminera !